Par Kenza Sefrioui
Directrice des éditions EN TOUTES LETTRES, Casablanca
/CASE ANALYSIS
Être éditeur au Maroc
Outre le plaisir d’accompagner des auteurs et de travailler à haut niveau sur des sujets passionnants, hors de toute routine intellectuelle, être éditeur au Maroc, c’est accepter de relever de nombreux défis économiques et politiques et de se confronter aux dures réalités de notre société.
Lors que j’ai fondé En Toutes Lettres en 2012, avec mon conjoint Hicham Houdaïfa, c’était afin de poursuivre un travail d’enquête journalistique que nous faisions au Journal hebdomadaire. Nous souhaitions produire des essais sur le Maroc et à partir du Maroc et faire connaître dans le monde un point de vue marocain sur nos réalités. Or les régressions de la liberté de la presse et d’expression, qui ont abouti à la fermeture du Journal en janvier 2010, mais également le tournant numérique de la profession, friand d’images, de vidéos et de contenus rapidement produits, ne nous permettaient plus de faire ce travail dans de bonnes conditions. L’investigation nécessite en effet du temps et des moyens que des journalistes, qu’ils soient free-lance ou salariés dans de petites rédactions ne peuvent avoir. En créant une maison d’édition, nous souhaitions échapper aux diktats de la rapidité, de la censure et de l’autocensure et nous donner les moyens de notre indépendance.
C’est en connaissance de cause que nous nous sommes engagés dans un secteur que nous savions extrêmement difficile. Critique littéraire et journaliste culturelle au Journal hebdomadaire, j’avais eu depuis 2005 l’occasion d’en saisir les enjeux et les problématiques, que j’ai synthétisés dans Le livre à l’épreuve, les failles de la chaîne au Maroc (2017). Ma thèse de doctorat en littérature comparée sur la revue Souffles (1966-1973) (Sefrioui, 2013) m’avait aussi permis de saisir la dimension politique de la culture. Quant à Hicham Houdaïfa, grand reporter dans la presse marocaine et internationale depuis les années 1990, sa connaissance du travail de la société civile l’avait abondamment sensibilisé aux conséquences sociétales de la privation d’un accès aux droits humains fondamentaux que sont l’école, mais aussi le livre et la culture.
En cinq ans, nous avons pu développer cinq collections et publier 13 titres, en français et en arabe, qui ont fait l’événement, en suscitant une abondante revue de presse et en remportant un certain succès commercial ainsi que des prix : prix Grand Atlas en 2015 pour Le Métier d’intellectuel, dialogues avec quinze penseurs du Maroc, de Fadma Aït Mous et Driss Ksikes (collection Les Presses de l’Université citoyenne, 2014) et en 2017 pour Islam et femmes, les questions qui fâchent d’Asma Lamrabet, ainsi qu’un prix spécial du jury du prix Grand Atlas 2017 pour Extrémisme religieux, plongée dans les milieux radicaux du Maroc d’Hicham Houdaïfa (collection Enquêtes, 2017). Cinq de nos titres ont fait l’objet de cessions de droits pour des traductions en espagnol, en italien ou pour des reprises en poche (notamment avec Folio essais pour Gallimard) ou dans des presses universitaires en France. Certains se sont vendus à plus de 3.000 exemplaires, ce qui est exceptionnel dans un pays où le tirage moyen ne dépasse pas 1.000 à 1.500 exemplaires, dont la vente s’étale sur de nombreuses années. Le Métier d’intellectuel a même fait l’objet de trois réimpressions – au Maroc, 95% des livres ne sont jamais réimprimés, précisait le rapport sur l’édition et le livre au Maroc publié en 2015 par la Fondation Al Saoud.
Un marché en déshérence
Pour réaliser ces succès, tout relatifs en comparaison aux sommets que peuvent atteindre les industries du livre dans d’autres pays, notre petite équipe (deux personnes à plein temps et une à mi temps) a dû fournir un travail titanesque pour diffuser, distribuer et organiser des rencontres dans les librairies, les universités, les associations.
Nous avons fait le choix de l’autodistribution et de l’autodiffusion, car aucun distributeur de la place n’assure cette indispensable transmission d’informations en amont entre éditeurs et libraires. Réalisant leur chiffre d’affaire sur le marché du livre scolaire et du livre importé, ils s’intéressent peu au livre de littérature générale produit localement. Faute de diffuseur dans la chaîne du livre au Maroc, la simple mise en place des ouvrages dans les points de vente est largement insuffisante. Il est donc indispensable de développer des efforts pour rapprocher les lecteurs des livres en leur faisant rencontrer les auteurs. Ce qui pose problème dans le cas où l’auteur réside à l’étranger, ou s’il est décédé.
En effet, le Maroc reste très insuffisamment équipé en librairies. Dans le cadre d’une enquête sur le livre, l’édition et la lecture publique réalisée dans le cadre des États généraux de la culture en 2014, initiative portée par l’association Racines (2010-2019)[1], je n’avais recensé que 800 librairies dans tout le pays pour 35 millions d’habitants. Beaucoup de ces librairies elles sont en fait des points de vente de papeterie, parfois de tabac, de cartables. Certaines sont mêmes saisonnières et actives dans le domaine du livre exclusivement en période de rentrée scolaire. Seules une quinzaine peuvent être considérées comme de véritables librairies, capables de conseiller les lecteurs et de tenir une programmation de rencontres. Faute d’une loi sur le prix unique du livre, comme celle qui existe en France, et qui plafonne les remises qui peuvent être accordées, ce réseau déjà faible est encore fragilisé par la concurrence des distributeurs, souvent filiales de multinationales (comme La Librairie nationale, filiale du groupe Hachette Livre). La pratique de la vente directe, notamment aux écoles en période de rentrée scolaire, est aussi un facteur de fragilisation. Hors des grandes villes, il est très difficile de vendre des livres en français à un lectorat de plus en plus arabophone. De plus, la production éditoriale marocaine, dont les prix sont adaptés au pouvoir d’achat, se trouve marginalisée dans la masse des éditions importés, dont les prix, beaucoup plus élevés, offrent aux libraires une marge plus intéressante. Enfin, la période de juin à fin octobre est une saison morte pour le livre de littérature générale puisque les libraires concentrent tous leurs efforts sur la rentrée scolaire. Autre saison creuse : le mois de ramadan. De sorte que le commerce du livre se fait sur à peine six mois dans l’année, avec un temps fort lors des dix jours du Salon international de l’édition et du livre de Casablanca. Dans ces conditions, le recouvrement est souvent un sport de combat. Nous avons dû intenter des procès contre trois structures récalcitrantes… et faire face aux lenteurs et aux coûts de la justice.
Absence de véritable politique publique en faveur du livre
Quant aux bibliothèques, qui devraient rendre accessible la production éditoriale, elles sont presque aussi inexistantes : 600 bibliothèques publiques dans tout le pays, gérées soit par le ministère de la Culture et de la Communication, soit d’autres ministères, soit par les collectivités territoriales. Moins du tiers des communes marocaines sont donc équipées de bibliothèques publiques. Certaines villes moyennes, même universitaires, ne disposent pas de bibliothèque, ni même de librairie. Les budgets d’acquisition sont extrêmement faibles et maintiennent le Maroc très en deçà des préconisations de l’UNESCO (un livre par habitant), puisqu’on estime à moins d’un million et demi le nombre d’ouvrages présents dans l’ensemble des bibliothèques du pays. Et dans un pays où le salaire minimum est à peine de 250 € par mois, l’absence de mise à disposition des livres prive les gens d’un droit essentiel à la culture. Autre conséquence : cela encourage le piratage.
Dans ce contexte, il est impossible que se développe un lectorat. Cela est d’autant plus dramatique que l’école publique est elle aussi en déshérence. Le gouffre entre les tirages du livre scolaire (plusieurs centaines de milliers d’exemplaires) et ceux du livre de littérature générale montre bien qu’elle ne parvient pas à transformer des élèves en lecteurs. À cela s’ajoute un taux d’analphabétisme très élevé (40 % en moyenne), un taux très important d’illettrisme (autour de 70 %), près de 250 000 jeunes qui quittent chaque année l’école sans diplôme et 1,7 million de jeunes de 15 à 24 ans qui ne sont ni en cours d’étude, ni de stage ni en situation d’emploi. Faute de bibliothèques, et vu la disparition des bouquinistes, comment permettre à ces personnes d’accéder au livre et à la culture, afin de s’autoformer et de s’ouvrir ? Tout aussi inquiétant, l’écrasement de l’université, qui ne joue plus du tout aujourd’hui son rôle de creuset d’une pensée critique et où plus de la moitié des enseignants chercheurs n’a pas produit une ligne depuis qu’ils sont en poste (Cherkaoui, 2009). Si le Maroc compte près de 25 000 enseignants dans le supérieur, la faiblesse des ventes montre qu’ils ne sont pas non plus des lecteurs.
Depuis plusieurs années, une politique d’aide à l’édition a été développée par le ministère de la Culture. Mais les sommes allouées sont faibles et le sont très tardivement, alors qu’elles sont supposées préfinancer les livres : nous attendons depuis plus de deux ans le déblocage de cette somme et avons dû faire face à l’absence de culture de reddition des comptes de nos institutions. De plus, le discours dominant au ministère, prétendant que le Maroc est passé directement d’une culture orale à une culture numérique, est un prétexte fallacieux pour ne pas réaliser les investissements indispensables à la structuration d’un lectorat qui serait véritablement outillé pour aborder le tournant du numérique. L’absence d’une véritable politique publique du livre, qui porterait sur l’encadrement législatif du secteur et le développement du réseau de bibliothèques, a pour conséquence le creusement d’inégalités déjà dramatiques.
Faute d’un marché du livre structuré, l’activité éditoriale est dépendante des sources de financement. La concurrence pour les subventions contribue à créer une atmosphère de rivalité entre éditeurs, entame leur solidarité professionnelle et leur capacité à peser sur les décisions publiques.
Assumer un rôle de formation
Face à ce contexte défavorable, il nous est apparu nécessaire pour la viabilité et le développement d’En toutes lettres d’envisager notre travail d’éditeur autrement, en n’assumant pas seulement l’accompagnement intellectuel des auteurs et les aspects juridiques et commerciaux liés à la vie du livre, mais aussi en assument notre rôle au sein d’une société à très faible littéracie et marquée par plusieurs décennies d’hostilité du pouvoir à l’égard des intellectuels et des artistes – ce qui a conduit au tarissement des pôles de pensée critique (revues et université).
Nous avons d’abord développé une collection, Les Presses de l’Université Citoyenne, en partenariat avec la Fondation HEM, liée à HEM, la première business school au Maroc, qui organise depuis plus de vingt ans une Université Citoyenne ouverte à tous, sans conditions de diplôme ni d’âge. La Fondation HEM préachète 800 exemplaires du premier tirage du livre, qu’elle offre aux lauréats de l’Université Citoyenne, et contribue aux frais de diffusion. Cette formule nous permet de payer l’imprimeur et d’emmener les auteurs en tournée y compris au salon du livre de Paris.
En 2018, nous avons mis en place Openchabab[2], un programme de formation aux valeurs humanistes (mixité sociale et égalité des chances, sécularisation et lutte contre l’extrémisme religieux, égalité entre femmes et hommes, libertés individuelles et démocratie participative). Ce programme, rendu possible grâce à une subvention d’amorçage de Canal France International et cofinancé par l’Union européenne, consiste en quatre masterclass de quatre mois chacune offrant un temps de réflexion sur chacune des valeurs, une initiation aux outils de restitutions journalistiques de pointe (storytelling, datajournalisme, narration radiophonique et reportage vidéo), ainsi que la réalisation de travaux de terrain. S’adressant à une dizaine de jeunes, journalistes en poste, étudiants en journalisme et cadres de la société civile, Openchabab a pour ambition d’accompagner les plumes en herbes en créant un lieu d’échange et de partage d’expérience. Il s’agit pour En Toutes Lettres de former de nouveaux auteurs, notamment pour notre collection Enquêtes dédiée au journalisme d’investigation, tout en contribuant à recréer ce lien entre la presse indépendante et la société civile qui est essentiel pour faire avancer des questions de société. Il s’agit également de contribuer à renforcer auprès des jeunes la culture de l’esprit critique sans laquelle tout projet de démocratisation serait vain.
Un travail de fond, et de longue haleine.
Questions pour alimenter la discussion
- Quels peuvent être les appuis d’une activité éditoriale indépendante dans un contexte hostile?
- Quels nouveaux leviers de transmission peut-on construire?
- Quelle articulation reconstruire entre la production du savoir et la formation?
Sources
Aït Mous, F. & Ksikes, D. (2014). Le Métier d’intellectuel. Dialogues avec quinze penseurs du Maroc. Casablanca: En toutes lettres, collection Les Presses de l’Université citoyenne.
Houdaïfa, H. (2017). Extrémisme religieux: plongée dans les milieux radicaux du Maroc. En toutes lettres, collection Enquêtes.
Lamrabet, A. (2017). Islam et femmes, les questions qui fâchent. Casablanca: En toutes lettres.
Sefrioui, K. (2013). La revue Souffles (1966-1973) – Espoirs de révolution culturelle au Maroc. Casablanca: Éditions du Sirocco.
Sefrioui, K. (2017). Le livre à l’épreuve, les failles de la chaîne au Maroc. Casablanca: En toutes lettres, collection Enquêtes.
Kenza Sefrioui est éditrice, critique littéraire et journaliste culturelle. Elle a tenu la rubrique littéraire au Journal hebdomadaire de 2005 à 2010 et collabore à Tel Quel et Economia HEM Research Center. Elle a étudié la littérature comparée à l’Université Paris IV-Sorbonne et a publié sa thèse de doctorat : Souffles (1966-1973), espoirs de révolution culturelle au Maroc (Editions du Sirocco, prix Grand Atlas 2013). Elle a aussi codirigé Casablanca œuvre ouverte, réédition augmentée de Casablanca, fragments d’imaginaire avec un deuxième tome, Casablanca poème urbain sur les écritures contemporaines à Casablanca (Le Fennec, 2013) et cosigné Casablanca, nid d’artistes (Malika éditions, 2018). Elle a cofondé avec Hicham Houdaïfa les éditions En Toutes Lettres spécialisées dans l’essai journalistique et de vulgarisation des recherches en sciences humaines, où elle a publié Le livre à l’épreuve, les failles de la chaîne au Maroc (En toutes lettres, 2017).
[1] Plus d’information sur : www.artmap.ma
[2] Plus d’information sur: www.openchabab.com